|
LA CHINE
La Chine dans toute sa
splendeur, Kunming, une ville de deux millions d'habitants,
capitale de la province du Yunnan, une gigantesque et
entreprenante sangsue gigotant dans une tenue de costume gris
et de carrelage blanc, chacun y allant de son numéro pour
suivre les directives de l'honorable et décrépit Deng
Xiaoping ; " enrichissez-vous, faites de l'argent,
encore et toujours plus d'argent. " Depuis, les balayeurs
dans la rue ont troqué leur veste bleu Mao pour un costume
respectable de fonctionnaire, tandis que les banquiers,
voulant éviter d'être pris pour des éboueurs, ont préféré
ranger leur costume au placard et se vêtir de survêtements et
de baskets Nike. A chacun son signe extérieur de
richesse. Maintenant que nous avons du temps
et de l'argent, nous pouvons nous attarder quelques jours dans
cette ville et nous frotter à la vie quotidienne des Chinois.
Notre premier souci est de trouver un lieu d'hébergement. Un
souci qui n'est pas des moindres, puisque comme vous le savez
déjà, les touristes en Chine doivent obligatoirement choisir
(dans le cas où il y en a un) un hôtel réservé aux étrangers.
Les raisons d'une telle ségrégation sont d'abord de canaliser
les influences néfastes que pourrait avoir un étranger sur la
population autochtone, puis ensuite, et surtout peut-être,
profiter du poids respectable de leur bourse.
Nous y allons au hasard, en quittant les larges avenues, pour
les petites ruelles animées, dans l'espoir de décrypter, parmi
cette jungle d'idéogrammes, un signe qui indique l'emplacement
d'une auberge bon marché. Au premier petit hôtel c'est sans
surprise que nous entendons le " Meiyou " (y'a pas)
fatidique. Les réceptionnistes ne nous apportent aucune
explication logique, nous insistons et supplions pendant une
demi-heure, mais c'est toujours Meiyou, Meiyou,
Meiyou ! Nous persévérons jusqu'à la
prochaine ruelle où derrière une rangée d'étals garnis de
victuailles particulièrement alléchantes nous découvrons une
petite pension où nous sommes accueillis par trois Chinoises
d'une vingtaine d'années également fort appétissantes. Elles
n'y connaissent rien au règlement discriminatoire de leur pays
et c'est tant mieux pour nous. Sans tergiverser, nous nous
installons dans une chambre double confortable, équipée d'une
T.V. et d'une douche adjacente, le tout pour la bienheureuse
somme de 13 F. Cependant, dès l'arrivée de la
nuit, le patron de l'hôtel, un chauve qui se serait bien
arraché les cheveux en nous voyant, nous ordonne de quitter
les lieux. Nous refusons tout net, il insiste, alors nous nous
obstinons jusqu'au dernier retranchement. Nous ne serons
délogés que par la police, si tel est son désir de les
avertir. Il hésite et sort de la chambre soucieux. Finalement
nous resterons chez lui pendant trois
jours...//...
A chaque pause de midi nous
faisons bombance dans une des nombreuses gargotes de campagne.
Si quelques restaurateurs et aubergistes chinois persistent à
maintenir leur réputation de vieux roublards - leur exigence
frisant parfois le ridicule - nous arrivons toujours à nous
entendre sur une somme raisonnable à débourser. D'ailleurs,
débattre le prix en Chine est une pratique courante (sauf dans
les magasins d'Etat où les tarifs sont affichés). Nous
finissons par accepter le jeu, quitte à payer un peu plus cher
ce qui est par ailleurs très bon marché (un repas complet avec
de la viande ne dépasse pas les 10 F !) En outre, un nombre
considérable de Chinois nous ont fait des faveurs ou aidé à
sortir de situations embarrassantes. Comme cette fois où nous
étions à court d'argent, et où des banquiers sont revenus nous
servir dans leur banque un jour de fermeture ; à une autre
occasion un aubergiste nous réclama 8 yuans (5 F) pour nous
quatre et pour une nuit dans son auberge alors que l'officier
de police, venu nous interroger, lui avait ordonné de nous
taxer 20 yuans...//...
1er
janvier 1995, dans une ville à l'allure sans nom, il fait
froid et nous avons choisi pour ce jour de fête, l'hôtel
autorisé ; le moule à tarte gouvernemental à 40 F la
chambre double, chauffage, télévision, et salle de bain
alimentée en eau chaude. Nous pourrions prendre ça pour un
début d'année prometteur si toutes ces friandises n'étaient
pas qu'un terrible attrape-souillons. Rien, mais rien ne
fonctionne, sauf la sourde antipathie de la réceptionniste qui
refuse d'entendre parler d'une réduction, ou de nous fournir
un bouchon susceptible de boucher notre baignoire !
Nous sommes à peine remis de toutes ces
vexations, que nous voyons débarquer deux cyclo-baroudeurs.
Vision rarissime puisque ce sont les premiers que nous
rencontrons depuis Lhassa, soit en deux mois de voyage. C'est
d'autant plus surprenant que derrière l'un d'eux est accroché
une remorque dans laquelle dort paisiblement... un superbe
husky ! Les deux cyclistes, originaires
de l'ex-R.D.A., sillonnent notre planète depuis quatre ans.
Ils viennent tout juste d'acheter le chien en Alaska, et ont
tenté de le passer clandestinement à Hong-kong par avion en le
dissimulant dans un grand carton ! Or dans ce pays
l'importation des animaux est strictement réglementée. Le
chien, vite repéré, fut saisi par les douaniers puis enfermé
dans une fourrière. Enfin, après maintes complications
administratives et pécuniaires, les deux Allemands réussirent
à le récupérer, sous condition expresse qu'il se fasse
escorter en taxi jusqu'à la frontière chinoise. Finalement,
suite au stress et à la chaleur de Hong-kong, le chiot,
habitué aux terres polaires, est tombé gravement malade, et
depuis son maître doit, à la sueur de ses mollets, traîner cet
avatar de chien de traîneau ! Quatre ans
de voyage ont rendu nos semblables un brin condescendants, car
ils ont vu des choses, des hommes, des villes, des paysages,
une montagne de faits et d'événements qui leur permettent
d'avoir opinion sur rue. Revenus de tout, ces deux grands
professionnels de l'esbroufe regorgent d'humour, d'entrain, et
d'anecdotes piquantes, essayant de répondre, malgré eux, à la
vision gratifiante que l'on se fait d'un baroudeur à travers
le monde. Ils prétendent ne jamais aller à l'hôtel - sauf ce
jour-là ! - réclamant presque avec arrogance davantage
d'hospitalité. Ils en parlent comme de leur dû ! Les
autochtones n'ont rien d'autre à leur donner, ils leurs "
doivent " bien ça ! Le lendemain matin nous
avons rendez-vous avec eux pour le petit déjeuner, mais à 8 h
30 leur chambre est déjà vide. Sans doute les deux
glose-trotters sont-ils pressés de courir le monde et
de " cueillir quelques croquis pour leur album
vorace "...//...
Il n'y a pas de
plus grand bonheur que la pratique de la pédalerie
errante : empoigner la vie et la savourer à loisir,
aspirer à longs traits le spectacle de la nature, se frotter
la cervelle contre les peuplades curieuses et oubliées du
monde... Ainsi en va-t-il, jour après jour de nos
tribulations, engloutissant des kilomètres dans la campagne
assoupie, au-dessus des vallées, au creux des montagnes,
devant des troupeaux de canards, des nuées de cochons, des
essaims de buffles, par-delà des rizières en gradins clôturées
de forêts de bambous, par-delà des villages où partout monte
l'odeur de la canne à sucre fraîchement coupée, par-delà les
champs secoués par les frétillements incessants des paysans au
travail... Aujourd'hui faut-il nous hisser
sur la plus haute marche de la colline, vaste amphithéâtre de
terrasses engourdies par l'hiver. Alors nous nous élançons
sans hâte et plein d'insouciance, et arrivés en haut, ou
presque, nous nous attendons toujours à quelque
surprise : des pavés, des graviers, de la boue, que
sais-je encore ? C'est le jeu de l'assaut contre le
dispensateur de douleur, mais qu'importe nous roulons
par-dessus chaque épreuve, et quand ça ne roule plus comme
aujourd'hui, parce que la neige durcie et gelée est devenue
une piste de porcelaine verglacée, alors nous jetons les
chiots par-dessus bord, et nous poussons, le coeur vaillant,
jusqu'en haut, hors d'haleine, triomphants, prêts à
recommencer de bout en bout si c'était à refaire.
Après quoi, deux jours plus tard, en bas de la
montagne, le beau temps refait surface. Nous voguons de
village en village dans une région habitée par de nombreuses
ethnies : les Miao farouches coiffées
d'impressionnantes tignasses, les Naxi matriarcales où
les hommes sont subordonnés aux femmes, les Yi vêtues
de batiks et de costumes brodés main... Tout un groupe de
peuplades à la croisée d'un empire vieux de mille ans, qui ne
possède pas un mot de mandarin, la langue nationale. Environ
60% des locaux sont illettrés et 50% des villages de cette
région inaccessibles par la route !
Il
est une heure de l'après-midi, nous sortons d'une auberge de
village où nous avons dégusté une fondue chinoise :
viande et légumes crus plongés dans l'eau bouillante.
J'examine avec attendrissement ma monture assoupie dans la
chaude lumière du jour, et regonflée à bloc pour mieux
affronter les turbulences de la piste. Puis j'appelle Dali
qui, après avoir plongé sa tête dans un pot de peinture
blanche, hésite entre courir après une oie ou poursuivre
Wilfried qui s'enfuit en emportant dans ses crocs la dépouille
d'un vieux rat. Enfin j'enfourche mon cycle Giant, fais
un-demi tour de pédale, et soudain, car c'est toujours
soudain, une formidable explosion déchire l'atmosphère. Je
reste figé, immobile, le trouillomètre en surpression, je vois
trop bien ce qui s'est passé, ma chambre à air a éclaté en
emportant la moitié de ma jante ! ! !
Bisque bisque rage ! C'est le cas de le
dire : Nous sommes sur la jante ! Impossible de réparer
dans ce coin perdu, alors bis repetita, nous hélons le premier
camion venu, nous y jetons nos vélos, nos chiots et tout le
bataclan, puis à notre tour nous nous hissons entre les
cartons de marchandises remplis de bonbons et autres
friandises. Que dire encore ? Qu'il n'y
a que 74 kilomètres jusqu'à la prochaine ville, que cela nous
prend tout l'après-midi parce que le camion est de la même
famille que mon vélo, c'est-à-dire de la famille des
consternants. Son pneu arrière gauche, qui n'en est même plus
un, crève. Il faut une heure pour réparer. Ensuite, plus loin,
un deuxième pneu éclate, et là que voulez-vous, à court de
roue de secours il faut attendre qu'un véhicule veuille bien
nous prêter la sienne. Et lorsque nous débarquons dans la
ville, la nuit nous a déjà précédés. On nous refuse
l'hospitalité dans des hôtels à moitié vides sous prétexte que
nous avons des longs nez. Puis enfin, quand quelque hôtelier
trouve notre frimousse acceptable, la police nous épingle et
nous prie de rester jusqu'au lendemain pour une investigation
plus complète ! Comment faire
autrement ? Il faut réparer ma roue, du même métal que la
chienlit (chromex delirium très mince), une merveille
technologique aussi légère que la cervelle de son inventeur
(réalisation française montée à Taïwan !) mais qui, et
voilà le hic, ne peut être ressoudée qu'avec du matériel
sophistiqué. J'opte d'abord pour une nouvelle jante, de la
ferraille chinoise pure et dure, mais les trous ne sont pas en
face des miens, du pignon, des rayons, et on peut prendre ça
par n'importe quel bout, c'est un casse-tête chinois
insoluble. Alors nous finissons par nous en remettre à la
dextérité d'un soudeur es-alliage, et contre toute attente
c'est un succès. La jante renforcée résiste à la pression.
Bravo ! Bravo ! Bravo ! Au
suivant !
- Savez-vous que vous avez franchi une
zone interdite ? Les deux agents de police ont tenu
leur promesse, et sont revenus, épaulés par deux charmantes
demoiselles, professeur d'anglais de leur état. -
Nous ? La bonne blague ! L'erreur est naturelle,
nous sommes coupables d'innocence, puisse la bonté de votre
coeur nous épargner monsieur l'agent. - Ha ! Ha !
Donc vous avouez, votre compte est bon ! - Pitié, la
barrière qui barrait la route était à moitié relevée. -
Balivernes que cela, la faute est punissable. -
Alors ? - Alors vous devez expier, faire votre
mea-culpa, avouez par écrit l'étendue sordide de votre méfait.
Non, non ne riez pas (nous rions) faites preuve d'un certain
repentir et vous serez libres sans avoir à débourser un seul
kopeck. Je n'invente rien, nous sommes en
Chine comme deux touristes dissidents, forcés de faire leur
autocritique. Alors je prends le stylo du sus-borné afin
d'épancher à l'encre de Chine une autocritique en anglais
quelque peu ironique, du genre : "...C'est alors que,
l'esprit aveuglé par le souffle de notre épopée, nous nous
sommes inconsidérément engouffrés sur ledit territoire. Fort
heureusement la sagesse éclairée de l'agent Huang Lo a su nous
remettre dans le droit chemin... et jamais, plus jamais -
pensez donc - nous ne reviendrons fouler le sol immaculé de
cette sainte province... Veuillez accepter Monsieur Huang Lo,
nos honorables excuses. Serge et Philippe Leret, pédaleurs
errants où il faut, Rongjiang 6 janvier 1995, 11 h
30 " Bras dessus, bras dessous, la
joyeuse bande de rigolos signe et tamponne tout ce qu'il y a à
signer et tamponner, puis, copains comme cochons, nous sortons
dans la cour de la station de police où l'officier, aussi
détendu qu'un pied flasque dont on vient de retirer l'épine,
donne une bourrade amicale à Philippe. D'ailleurs, nous-mêmes,
nous sommes dans les meilleures dispositions et c'est avec un
réel plaisir que nous accompagnons dans leur école nos deux
sympathiques traductrices. Sur place, elles
nous expliquent qu'elles doivent enseigner l'anglais dans des
classes de plus de cinquante élèves pour un salaire mensuel de
300 yuans (200 F). A titre de comparaison, 80% de la
population, essentiellement rurale, survit avec 1 500 yuans
par an ! Après ce petit topo, que voulez-vous elles ne peuvent
que céder à notre charme, ou est-ce simple curiosité ?
Qu'importe nous sommes invités à manger chez celle qui a
épousé un barbu de la tribu des Dong. Cependant comme
elle est issue de la majorité chinoise des Han, elle ne
peut avoir qu'un seul enfant (qu'elle a) alors qu'un couple
appartenant à une minorité ethnique peut prétendre à deux
enfants. Cette jeune femme cultivée et un peu
désenchantée, nous raconte sur un ton monocorde les
répercussions de la révolution étudiante de Tien-anmen de
1989. Nous découvrons, à travers son témoignage (elle était
étudiante à l'époque) que toute la Chine avait été secouée
jusque dans cette petite ville provinciale (manifestations,
arrestations et déportations). En sa
compagnie nous allons visiter un village dong, une
minorité ethnique de deux millions de personnes, grands
bâtisseurs de rizières en terrasses et experts en architecture
de bois. Des centaines de villages, comme celui-ci, parsèment
cette zone montagneuse difficile d'accès. Parmi les ruelles
étroites et sinueuses, pavées de grosses pierres noires et
glissantes, nous découvrons le petit temple du village dédié
aux esprits du lieu et pointant fièrement vers le ciel son
triple toit recourbé et décoré de dragons fabuleux. Cependant,
laissé à l'abandon depuis la révolution culturelle, sa
fonction religieuse est passée de mode. Il sert, aujourd'hui,
d'une manière plus pragmatique, au séchage du riz
!
Après quoi, nous affrontons à nouveau
pistes ensablées, minorités effarouchées, villages de
bûcherons, rizières à flanc de coteaux... Et un beau jour, le
dimanche 8 janvier pour être précis, voilà que la piste
imprévisible et caractérielle meurt dans la rivière. Le tracé
de la route sur notre carte est en avance sur son temps.
Certes la piste est en construction, mais suffisamment
inachevée, voire inexistante, pour être
impraticable. Alors tris repetita, le
lendemain nous hélons la première péniche venue, nous y jetons
nos vélos, nos chiots et tout le bataclan. Le voyage nous
prend la journée, de douceur, de soleil, dans un paysage de
jungle asiatique, la barge louvoyant entre les buffles qui
nagent à l'ombre de gigantesques banians.
Nous remettons le pied à terre, deux jours s'écoulent, et
soudain, parce que c'est toujours soudain, une formidable
explosion déchire l'atmosphère, et Philippe reste pétrifié,
immobile, il voit trop bien ce qui s'est passé : sa
chambre à air a explosé en emportant la moitié de sa
jante ! Bisque bisque rage ! Il n'y
a pas de fin au cycle infernal de nos tribulations, tout est
écrit d'avance, de la durée de vie d'une jante au plus
insignifiant des événements, chaque explosion a été amorcée
par notre seule volonté d'avancer. C'est notre faute, nous
pédalons derrière la mèche qui va nous faire sauter, et l'on
saute, inévitablement. Nous ne voulons pas y croire, nous
cherchons des excuses, à justifier l'évidence, à braver
l'évidence. Alors nous nous battons. Nous trouvons un soudeur
es-alliage, une femme catastrophe, qui, dans la chaleur de la
flamme de son chalumeau emporte une bouchée entière de la
jante du vélo de Philippe ! Plutôt que de
voir sa roue entière disparaître en fumée, il met le holà à
l'allumeuse et préfère s'en remettre au système D, déjà
éprouvé au Tibet par son astuce de selle gonflable. Il fait
tenir ensemble les restes de sa jante avec du ruban adhésif,
des bouts de ficelle et des lanières de tissu ! Et contre
toute attente c'est un succès. Sa jante rafistolée résiste à
la pression pendant plus de 200 kilomètres. Bravo !
Bravo ! Bravo ! Aux
survivants !...//...
Yangshuo
: des centaines de collines verdoyantes et escarpées qui
surgissent du sol, plus hautes et plus élégantes les unes que
les autres, leurs silhouettes énigmatiques se reflétant telles
des fleurs de lotus dans les eaux miroitantes de la rivière
Li. De ci de là, d'antiques villages avec leurs maisons en
adobe et en briques noires, et enchâssés dans la mosaïque des
rizières, cherchent à peine à se dégager de leur somnolence
hivernale. Des barques de pêcheurs accompagnés de leurs
cormorans glissent doucement le long de gigantesques rideaux
de bambous. Cependant, vu la magnificence du site, tout est
bien trop tranquille, trop idyllique... De
fait, l'illusion ne dure qu'un temps. A trois heures de
l'après-midi on perçoit déjà à la surface transparente de
l'eau de fines ondulations, comme des ridules sur une écharpe
de soie, une vibration lointaine qui s'approche, prète à
secouer la torpeur de Yangshuo. Ils
arrivent sur la rivière, tout droit des dortoirs étoilés de
Guilin, ville hyper touristique qui voit défiler chaque année
quelque sept millions de visiteurs ; Ils arrivent, une
flottille entière de drakkars chargés de Kodaks automatiques ;
les tours "opèrent à tort " débarquent sur les quais de
Yangshuo des bancs entiers de touristes étrangers qui se
retrouvent compressés dans un goulet d'étranglement de
bibelots à marchander : peignoirs en soie, batiks,
bracelets de jade, figurines en porcelaine, noix sculptées,
pipes à opium, oeufs cloisonnés, bouddhas...
Mais la grande majorité de ces touristes sont chinois. Ils
viennent ici par milliers dans le cadre de congrès, ou
séminaires tous frais payés par l'entreprise d'Etat. Ceux-ci
trépignent et dépensent sans compter. Au pas de course, ou au
trot dans un tricycle, ils visitent ensuite la grotte du
dragon de jade avant d'être réinjectés dans un car climatisé
vers Guilin. Mais Yangshuo c'est aussi La
Mecque chinoise des routards ceinture banane, avides
d'authenticité, partis en transhumance pour se regrouper des
soirées entières autour d'une assiette de frites et 36
bouteilles de bière Lijang (la bière de l'éléphant).
Ils écoutent midnight oil, visionnent en vidéo les
standards américains tel que Pulp fiction, et, ainsi
réunis, peuvent, à peu de frais et sans trop se départir de
leur propre communauté, " tisser du lien social " à l'autre
bout de notre village planétaire. C'est dans
un de ces parloirs que travaille la serveuse qui a accueilli
avec enthousiasme les retrouvailles de nos deux chiots. En
fait, elle est aussi cuisinière, mijotant du matin jusqu'au
soir des plats susceptibles de satisfaire le palais délicat
des baroudeurs. Sept jours sur sept au-dessus des fourneaux
pour un salaire mensuel de 150 yuans (100 F). Le reste du
profit passe entre les mains de la patronne qui flambe à
longueur de journée autour d'une table de mah-jong
(dominos chinois). Xiao Lin (prononcez
Shiao-Line) littéralement " petite forêt ", a 25
ans, et parle un anglais correct qu'elle a appris pendant ses
deux années au contact avec les touristes étrangers. On est
tout de suite conquis par sa bonne humeur (et sa
cuisine !). Simple et sans façon, sympathique et
spontanée, elle pousse de temps en temps des rires
euphoriques, et respire une joie de vivre et une fraîcheur que
rien ne peut altérer. On peut lui reprocher d'être un peu
candide ou enfantine, mais parmi les autres Chinois c'est un
bol d'air frais qui est le bienvenu. Nos
chiots étant indésirables à Hong-kong, Xiao Lin se propose de
les garder chez ses parents jusqu'à notre retour de Taïwan. Ce
n'est pas une séparation facile, et c'est la mort dans l'âme
que nous apportons nos deux chiots jusqu'au village de Xiao
Lin situé à 7 kilomètres au sud de Yangshuo.
Une fois parvenus dans la fermette de ses parents, blottie
entre les rizières et les pains de sucre, une multitude
d'enfants, neveux et nièces, nous entourent. Des bébés aux
culottes sans fond, sanglés à même le dos de leur mère, sont
emmaillotés de plusieurs couches de vêtements colorés et
brodés de motifs de papillons et de canards, (symbole de
bonheur), et de dragons (symbole de fertilité). Ils portent
également des bonnets qui, dit-on, possèdent des pouvoirs de
protection grâce à leurs petites oreilles évoquant un
tigre. Nous remettons un peu d'argent au
frère aîné de Xiao Lin afin qu'il puisse nourrir les chiots,
puis nous visitons son élevage de tortues à poils verts (!) et
goûtons à la chair juteuse d'un gros pomelo, la spécialité
locale. Enfin, et en dépit des jappements déchirants de
Wilfried et de Dali qui nous mettent les larmes aux yeux, il
faut se résigner à jeter les amarres.
|
|