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TIBET : KATHMANDOU - LHASSA
LE VISA
Notre principal souci à Katmandou est de
savoir si nous allons pouvoir poursuivre comme prévu notre
voyage vers le Tibet et la Chine. En effet, depuis les émeutes
meurtrières qui ont secoué la capitale tibétaine en 1987, les
voyages "
en
individuel
" entre Katmandou
et Lhassa restent théoriquement interdits, obligation étant
faite d'être assisté par un guide. En fait les mesures de
restriction envers les touristes se sont un peu assouplies au
fil des années, et sur place les autorités ont tendance à
fermer les yeux. En revanche, l'acquisition d'un visa chinois
à Katmandou pose de sérieux problèmes, l'ambassade chinoise ne
voulant traiter qu'avec les agences de voyages.
Nous partons donc à la chasse au visa dans les
nombreuses agences patentées, mais nous déchantons très vite
car les voyages organisés qu'elles nous proposent ne
correspondent ni à notre soif de liberté (le vélo), ni à
l'embonpoint de notre bourse (maigrelet). La plupart du temps
la prestation comprend un aller-retour Katmandou Lhassa en
avion, quatre jours, cinq personnes obligatoires, hôtel et
visa compris : 5
200 F par
personne
! Nous commençons à
désespérer, allons-nous devoir faire l'impasse sur le
Tibet ? A force de
chercher, parce que nous pouvons difficilement nous résigner à
cette dernière éventualité, nous trouvons une agence qui nous
fait une proposition plus raisonnable. Nous avons la
possibilité de passer par la route, trois nuits à l'hôtel,
visas et frais d'agence tout compris : 1 000 F. Cela reste toujours assez
cher et le passage au Tibet à vélo demeure incertain, mais
c'est ça ou faire demi-tour. En fait, nous
allons apprendre plus tard qu'il y avait un moyen plus
économique pour franchir la frontière entre le Népal et la
Chine. En effet, à l'époque, pour les douaniers chinois un
touriste disposant d'un visa chinois suffisait largement, il
n'était donc pas nécessaire de leur montrer une attestation
estampillée par une agence de voyages. Toutefois le problème
de l'obtention d'un visa à l'ambassade chinoise de Katmandou
reste le même (il faut passer par une agence). Le plus simple
donc, est de faire un visa chinois en Inde ou au Pakistan (en
évitant de préciser que vous allez à vélo au Tibet).
D'ailleurs, nous avons rencontré des Français qui, ayant
obtenu leur visa chinois en France, n'ont eu aucune difficulté
pour passer la frontière...//...
1er Octobre 1994. Au commencement du jour dans
le no man's land entre Kodari (Népal) et Zhangmu
(Chine). Pour faire bonne mesure, la piste, inclinée dans le
sens de la déraison, est massacrée par d'indomptables
ruisseaux, et se révèle inaccessible aux transports en commun.
Les touristes doivent emprunter des véhicules tout-terrain ou
faire le trajet à pied. Nous-mêmes sommes forcés de poser le
pied à l'eau et de pousser nos vélos à travers un torrent
parsemé de grosses caillasses. C'est le premier octobre, fête
de la Révolution chinoise. Des militaires, en l'honneur de la
patrie, se retrouvent de corvée à la réfection de la route.
Pendant un instant, à notre vue, ils cessent de pelleter,
mi-amusés, mi-perplexes, militaires.
Aïe
! Une douleur dans
mon mollet gauche. Je commence à douter de mes capacités. Trop
chargé, je songe que j'ai surestimé mes forces et que jamais
je ne réussirai à atteindre le haut de ce fichu col, pas même
cette première ville chinoise. Finalement, après avoir sué
sang et eau, nous parvenons au fatidique poste-frontière. Mais
après l'effort, c'est l'angoisse qui commence à nous
tirailler, ne sachant pas si nous pourrons rentrer au Tibet et
y voyager librement à vélo. En fait, les douaniers, affables
et consciencieux, tamponnent nos passeports sans poser de
question
; aucune fouille,
aucune vérification pour savoir si nous voyageons par
l'intermédiaire d'une agence de voyages. Nous sommes libres,
libres de crapahuter en Chine. Quelle
aubaine
! Il nous faut une
photo souvenir. Je commence à poser pour la postérité sous la
banderole qui indique l'entrée de la Chine, quand un officier
de police s'interpose. Il n'y a pas de mot pour dire
" non " en chinois mais nous avons
compris qu'il ne faut pas prendre de photo ici, c'est défendu,
strictement pas bien. - Allez, allez, circulez, crapahutez,
y a rien à voir
! C'est notre
premier jour en Chine, notre premier policier d'une longue
série, alors nous sommes encore craintifs et obéissants. -
Allons mon frère, avançons et allons voir à quoi ressemble
cette Chine...
KI KI SO SO !
Quelle horreur ! Impossible de voir en ce lieu
autre chose qu'un refuge pour la racaille de la pire espèce.
Ils sont laids, hideux, effrayants, couverts de crasse tel un
crépi moyenâgeux. Les Tibétains, meute de crapauds aux visages
rougeâtres et fripés, sont descendus des hauts plateaux sur la
dernière marche de l'Empire, humer de leurs museaux, par-delà
la vallée, ce petit air de liberté. Les
vagabonds errent dans la rue, leur dague dégainée accrochée à
la ceinture, flanqués de femmes lourdaudes courbées sous le
poids de leurs multiples couches de vêtements. A leurs pieds,
dans leurs jupes, sortes de cuirasses de peau colorée et
poussiéreuse, s'accroche une horde de gamins, ratons de suif,
morveux jusqu'au menton, et la tignasse teigneuse. Leur
dégaine, tout en excitant notre curiosité, nous inspire, pour
le moment, plus de répugnance que de fascination. Alors, par
une sorte d'instinct ancestral et xénophobe, nous cherchons
refuge. La route se déroule en lacets vertigineux à flanc de
précipice, au milieu de cabanes en bois et de bâtiments
couverts de carrelage blanc incongru. Sans hésiter davantage,
nous entrons dans un semblant de taverne.
Attablés, mal à l'aise, nous jetons un oeil sur le menu et
l'autre sur nos vélos que des brigands en vadrouille caressent
et convoitent déjà comme de l'or. A la table d'à côté, deux
voyageurs occidentaux discutent les prix avec un serveur
chinois. Ils crient et s'offusquent des tarifs qui leur
paraissent exorbitants. Hargneux et vindicatifs, ils se
battent pour obtenir un rabais. Nous comprenons que c'est leur
dernière ville chinoise, ils en ont déjà subi d'autres.
L'expérience acquise les a rendus audacieux, intraitables et
antipathiques, refoulant peut-être toute une accumulation de
vexations avant d'entrer au " paradis " du Népal. D'ailleurs ils se
libèrent vite et sortent du restaurant sans rien commander,
trop excédés par l'insolence impassible de ce soi-disant
" escroc ". Nous-mêmes, impressionnés par
tant d'excitation et de haine, nous préférons quitter les
lieux et trouver un endroit plus calme. Dans quelle galère
sommes nous tombés
?
Nous nous accordons une nouvelle halte dans une autre gargote
chinoise où nous disposons d'une vue dégagée sur nos vélos.
Sans le savoir nous faisons connaissance avec nos premières
chinoiseries : le maniement malhabile des baguettes, les plats
de nouilles de riz, la boisson à l'orange et au miel
Jianlibao, le décryptage hasardeux du menu... Pendant
ce temps, un camion coincé par l'étroitesse de la route fait
rugir son moteur, source d'émerveillement mécanique pour une
flopée de durs à cuire tibétains toastés par le soleil de
midi...//...
Depuis la ville de Zhangmu
la piste grimpe dur. Nous y allons doucement, au rythme
nonchalant du ruminant, ingurgitant la beauté des paysages
himalayesques à base de sapins et de torrents bondissants.
Notre halte du midi nous permet de faire le point sur nos
provisions
; elles sont
quasiment inexistantes, pas de lyophilisés, de soupes
déshydratées, de barres énergétiques ou de chocolats moelleux.
Dopés à la providence, nous nous ravitaillons au hasard de ce
que nous livre le terrain. Une éthique qui ne semble pas
correspondre à celle de ces deux bolides qui viennent de nous
dépasser
; deux athlètes
Autrichiens sur VTT en équipage léger partis affronter
l'Himalaya en collectionneurs de cols. Chronomètre en main,
deux minutes pour discuter, c'est bien assez, car ils se
doivent de repartir, les muscles saillants, la queue de cheval
au vent, courbés sur la piste du vélodrome, l'effort dans la
vitesse, jusqu'au dernier souffle, l'esprit riveté sur leur
futur et glorieux palmarès. 3 500 mètres, un cran de plus en
altitude. Les conifères ont disparu et laissé place à une
végétation devenue rase, piquetée de graminées en touffes et
de bruyères grisâtres. Sur la piste sableuse qui monte en
corniche, nous essayons de suivre à la trace les deux athlètes
autrichiens mais un vent violent se lève et efface dans la
poussière leur présence éphémère. A partir de
là, la nature reprend tous ses droits sur le monde des hommes.
Commence pour eux le mal des montagnes (troubles divers liés à
une ascension trop rapide). Les cultures disparaissent, la
faune se montre discrète, et les hauts plateaux mal arrosés
par les quelques rares pluies de la mousson se transforment en
grandes plaines désertiques. Nous sommes à la lisière entre
ces deux mondes. A la fois source de vie où jaillissent de la
roche, comme autant de promesses vivifiantes,
d'impressionnantes cascades d'eau glacée, tandis que sur les
hauts sommets désolés courent, agités, à la vitesse d'un
troupeau saisi de panique, de sombres nuages. Quelque force
invisible paraît les étirer, les déchiqueter. Par moments l'un
d'eux, n'y tenant plus, se détache, écartelé, pousse un
dernier gémissement de fureur, puis, à bout de souffle,
disparaît entre deux falaises. Le lendemain
matin nous arrivons à Nyalam, garnison chinoise, situé à
3 750 mètres d'altitude. C'est à
Nyalam que nous allons à nouveau les rencontrer. Impossible de
les manquer, par petits groupes dans le monde entier, les
voyageurs du troisième âge sont sur les traces des baroudeurs.
Ils en rêvent depuis longtemps, voyager, voir le monde en
couleur, comme sur l'écran de télé, le relief de la vie en
plus, avec ses odeurs suaves d'épices, ses couchers de soleil
sur les plages de sable fin, ses monuments grandioses chargés
d'histoire, et ses ruelles pavées de nostalgie. Les
sexagénaires veulent voir par eux-mêmes, briser les barrières
de leur village, verrouiller la porte de leur appartement, ne
plus attendre le paradis comme ultime récompense. Ils ont sué
toute leur vie, des années de labeur. " La maison est payée, disent-ils,
les enfants se débrouillent, les petits-enfants sont
adorables, enfin libres, c'est à notre tour, avec nos
économies, une fois dans notre vie, de partir à l'autre bout
du monde, c'est notre récompense, notre récompense, notre
récompense...
"
Ils sont donc là, une demi-douzaine d'Occidentaux assis au
coin de la rue. Sans souffler mot, ils attendent un minibus
tandis que les rayons de soleil claquent comme les lanières
d'un fouet sur leur peau meurtrie. Une semaine au Tibet cela
ne pardonne pas
; un soleil trop
vif, une raréfaction d'oxygène, des conditions de voyage
difficiles et les quinqua-dégénérés ont vu leur cure de
jouvence se transformer en mur de souffrance.
A 4 000 mètres d'altitude, nous
quittons le berceau du torrent et pénétrons dans un défilé
étroit et profond, un couloir obscur au coeur de la montagne
grise et rugueuse qui laisse entrevoir autre chose, plus
grand, plus beau, inégalable nous le sentons. La pente est
douce et peu à peu les murailles s'écartent devant nous,
l'échancrure de la gorge s'ouvre en douceur, les arêtes de
granit perdent de leur vivacité, les ombres vont mourir dans
la poussière, puis soudain plus rien ne masque notre vue, les
masses rocheuses ont disparu dans l'étendue, tout est écrasé
par la clarté du ciel, écrasé par l'immensité de ce bleu pur
et divin. La route monte encore, nous pouvons la suivre du
regard, enlacée autour de vastes montagnes aux formes
arrondies, encore 10 kilomètres et cela sera l'ultime
consécration, notre premier col himalayen à 5 124 mètres d'altitude.
A cet instant, stimulés par l'approche imminente du
Lalung La, objet de désir, nous voulons tout garder de
ce paysage, chaque détail, chaque courbe, nous imprégner de
toutes ces couleurs vives, boire cet air frais à pleins
poumons, et conserver ce premier et dernier instant comme un
souvenir éternel. Cambrés sur nos petites
reines, nous caressons les flancs ondulés des collines. Sous
l'effet de l'altitude notre respiration devient plus forte,
haletante. L'air vif enflamme nos poumons, mais à chaque coup
de pédale c'est encore plus beau, encore plus bon. A
l'horizon, profil gigantesque dans l'azur immaculé, un
alignement de silhouettes blanches apparaît peu à peu derrière
les rondeurs décolletées des hauts plateaux, tout à la fois
sublimé par l'effort. Le Xixapanga (8 012 mètres) et le Gaurishankar
(7 114 mètres), veilleurs
majestueux de l'Himalaya, nous insufflent une volonté
insoupçonnée d'arriver plus vite. Nous y sommes presque. Le
vent devient glacial et nous saisit au détour des grandes
courbes de la piste, quelques derniers coups de reins, les
tempes palpitantes, nous voulons y être, nous y sommes, un cri
et c'est fini : "
Ki ki so
so ! " (En tibétain : les dieux sont
vainqueurs, les démons sont vaincus.) Bordel
de poésie, tout ça c'est bien gentil mais on se les caille
douce en haut de ce col. Un vent violent glace mon appendice
nasal, et je n'ai qu'une hâte, descendre et quitter ce royaume
frigorichiant. Mais Philippe, un dur à refroidir, a une soif
de contemplation qui me dépasse. Subjugué par le panorama,
l'agoraphile s'extasie tel un bonze tibétain en pleine
méditation, puis il veut dérober mon âme à l'aide de son
appareil photographique. Alors je pose au milieu des
monticules de pierres votives, des chiffons sacrés
(lupkas) et des petits prospectus à prières qui au vent
dans l'espoir d'aller plus près des dieux. En attendant cela
souille la terre, j'ai les oreilles qui brûlent, et l'ivresse
des stratosphères qui me martèle le crâne. Mais qu'attend-t-il
donc ? "
Déclenche Philippe
! "
C'est une
beauté sauvage, une beauté d'un autre genre et d'un autre âge,
qui a jeté son dévolu sur Philippe qui ne veut pas le voir de
cette oreille. Nous sommes à 4 800 mètres d'altitude, dans un
hameau de cantonniers situé juste après notre premier col. La
tenancière écoute complaisamment les commentaires déplacés
d'une bande de Tibétains pure souche au regard louche de vieux
briscards des montagnes. En leur compagnie nous avalons notre
bol de riz tandis qu'ils découpent à l'aide de leur énorme
poignard des tranches de viande de yak crue et de
pemmican (viande séchée) qu'ils accompagnent d'une
rasade de tschang (bière de riz et de millet), de thé
salé baratté au beurre, et de tsampa (une farine d'orge
grillée qui constitue leur nourriture de prédilection). Ils
veulent que Philippe passe la nuit avec la tenancière.
L'alcool et l'altitude mettent nos globules blancs et nos
zygomatiques en effervescence, nous sommes tous pris par un
fou rire irrésistible pour un sujet de blague universel. En
fait les Tibétains sont plutôt sympas, laids mais sympas
!
Cinquième jour au Tibet et énième
crevaison. Cette fois-ci mon pneu déchiré fait éclater la
chambre à air. Comble de l'imprévoyance, notre dernier boyau
en état d'être gonflé est équipé d'une valve qui ne s'adapte
pas à nos pompes ! Mais enfin, plutôt que de
rester là, les bras ballants plantés devant la bêtise,
j'insère la nouvelle chambre à air dans mon pneu, espérant,
peut-être, qu'elle se gonflera par elle-même !
Toutes ces méchancetés se passent dans une large vallée
alluviale encaissée entre deux pentes douces. Le silence est
notre compagnon d'infortune, tandis que sur le glacis
caillouteux résonne toujours imperturbable l'écho cinglant du
soleil. Mais on devrait se méfier de ce désert qui dort, car
au Tibet, plus qu'ailleurs, la substance est instable et
fuyante...//... Nos sens s'habituent peu à
peu au paysage qui ne paraît plus aussi désertique. Au loin,
camouflé dans de profondes failles nous devinons des vestiges
de fortins et à leurs pieds, enfouis dans le sable et le
gravier, quelques amoncellements de pierres peuvent faire
figure de village
; sombres
caillasses, drapeaux de chiffons au vent, fossiles pétrifiés
dans une âpre solitude. Puis notre regard s'accroche sur des
ombres qui semblent vivantes et agitées. Une horde d'enfants
emportée par la course et la frénésie de leurs cris sauvages
se ruent dans notre direction. Les misérables
fondent sur nous comme un yak sur une touffe d'herbe. Leurs
parents, craignant de voir s'évaporer leur âme fragile et
volubile, les ont grimés de suie et de beurre, les rendant
ainsi parfaitement repoussants et indésirables aux yeux des
démons. Sales gamins, turbulents, moqueurs et chapardeurs. Mon
tendeur
? Ils ont barboté
mon tendeur. Ces mômes en tiennent une sacrée couche. Je
déteste les enfants. - Philippe montre leur que tu sais te
servir d'un bâton. Les Chinois ont bien fait
d'envahir ce pays de barbares ! Ma chambre à
air enfin changée, il ne me reste plus qu'à la gonfler. Comme
par hasard, sur la piste, à une centaine de mètres, est
stationné un pick-up de cantonniers chinois et tibétains. Les
ouvriers viennent d'achever leur repas, et digèrent, à moitié
endormis, leur épaisse purée de tsampa. Ayant sollicité leur
aide, sans enthousiasme ils dénichent au fond de leur coffre
une vieille pompe à pied qui à l'instar de notre matériel a
subi l'usure du temps. De fait, son absence d'étanchéité et de
pression laisse mon pneu désespérément flasque.
Puis, comme si les événements devaient s'enchaîner avec
la même logique implacable que dans un road movie, un motard
tout droit sorti du Paris-Dakar apparaît dans un nuage de
poussière, et se joint à notre petit groupe bigarré : deux
pédaleurs errants accablés, des sauvageons en délire, et des
cantonniers somnolents. Le motard, un Américain, barbu,
poussiéreux, et associé à une escouade de touristes à moto,
est rentré au Tibet sous la bonne garde de guides officiels
chinois, une montagne de dollars et d'autorisations à
l'appui. Lui-même ne possède pas de pompe,
mais, logistique sans faille oblige, un camion de
ravitaillement, qui ferme la marche, peut nous être d'un grand
secours. En fait, parmi leur volumineux équipement ils ne
disposent que d'une pompe pour gonfler un canot pneumatique de
sauvetage. En plein désert ? Sacrément
bien organisés les aventuriers ! A tour de
rôle on s'épuise pour gonfler mon pneu, mais leur jouet manque
de pression. La mienne en revanche commence à monter. Je
m'apprête à tout casser lorsque sur l'autoroute des baroudeurs
un autre 4x4 pointe le bout de son capot. Un chauffeur couleur
locale transporte un couple de belles gueules, Ray-bans
étincelants, et grosses vestes d'alpinistes. A gauche, une
blonde défraîchie au visage durci par l'attitude, à droite, un
Marlboro-man au sourire condescendant : - Alors mon petit
gars tu fais du vélo au Tibet et t'es dans la merde, désolé on
ne peut rien pour toi. Merci, merci... Les
guerriers de l'inutile sont venus au Tibet comme au
supermarché des aventuriers. Ils viennent y goûter aux joies
extrèmes de ce décor en carton-pâte, et jouer leur rôle de
vedette sur un camp de base de l'Everest. Le Tibet n'est plus
un lieu où l'on vit, c'est un théâtre d'opération. L'étoffe
des héros, un tissu qui s'effiloche ! Pressés
de quitter ce melting-pot au goût amer, nous nous remettons en
selle. Les petites crapules bouddhistes en profitent pour nous
poursuivre et nous jeter des cailloux assaisonnés par de
terribles cris de guerre " Dalaï-Lama
!
Dalaï-Lama
! " L'un de ces projectiles, lancé
par l'une de ces sérénissimes andouilles, me frappe la
quatorzième vertèbre ; ma
vertèbre préférée... Bon...
Il faut souffler. Les nerfs à vifs, nous nous arrêtons un peu
plus loin pour le déjeuner. Au milieu de ces grands plateaux
désertiques nous sommes livrés à nous-mêmes comme deux
naufragés sur un radeau. Paradoxalement, la grandeur infinie
des steppes réduit notre espace d'intimité. Plus
d'échappatoire possible, le moindre problème mécanique, la
moindre discussion prend des proportions ridicules. Tout
là-haut, avouons-le, nous tombons bien bas, jusqu'à cracher
nos tripes comme deux loups pris au collet. Philippe me traite
de pédaleur amateur de pacotille. Je le déteste. La cohésion
du binôme s'effrite. Mais, comme à chaque fois, une rasade de
sommeil et une bonne Rustine psychologique ont vite fait de
remédier à ces impondérables ravages et à ces égarements de
l'esprit. Frères nous le sommes à vie. ...//... |
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